Anne Frank au pays du manga (La BD de la Semaine)

Anne Frank au pays du manga

Titre: Anne Frank au pays du manga
Scénariste: Alain Lewkowicz
Dessinateur: Vincent Bourgeau
Editeurs: Les arènes, Arté Editions
Date de publication: 2013

Du reportage en bande dessinée, je suis toujours client. Quand en plus il traite de seconde guerre mondiale, d’holocauste et de Japon, autant dire qu’on touche à mes centres d’intérêts potentiels. Il aura fallu du temps pour que je tombe sur ce livre en bibliothèque, mais je ne l’ai pas laissé passer. Bon, et donc, elle donne quoi cette enquête?

 

Un petit groupe d’européens part en reportage au Japon. Leur but, tenter de comprendre l’engouement impressionnant des japonais pour le personnage d’Anne Frank, la petite victime de la Shoah. Ils se confrontent pour l’occasion au regard des japonais sur une période qui pour nous est d’une limpidité sans faille. Il y a le mal, et les autres. Mais quand on est dans un pays vaincu, le point de vue change forcément. Et au Japon, il change violemment.

 

Bon, j’écarte tout de suite un aspect formel, pour pouvoir me consacrer ensuite au fond, et il y aura du boulot: Le dessinateur est inintéressant sur cet ouvrage. Illustrateur jeunesse, il fait la démonstration qu’il ne suffit pas de dessiner pour faire de la bande dessinée. Clairement, le niveau n’est pas là. Et je trouve ça quand même franchement dommage. J’entends le road trip entre amis, qui est réellement la base de ce livre, j’imagine la volonté de proposer un dessin brut qui ne vienne pas détourner le lecteur du propos, mais à ce compte là, on publie un documentaire papier. Quitte à faire de la bande dessinée, on profite des possibilités offertes par le dessin pour offrir un surplus au lecteur.

Et là, vous vous dites, mais pourquoi place-t-il cet album comme LA bd de la semaine sur son blog, si c’est pour la dézinguer ainsi? D’abord, dites vous que je n’ai pas fini de la dézinguer. Et ensuite, croyez-bien que je ne regrette en rien ma lecture, pour tout ce qu’elle donne à réfléchir et à penser sur le Japon contemporain.
Donc, je continue sur ma lancée négative. Sur le fond, le « personnage » d’Alain Lewkowicz m’a profondément énervé. Si tant est qu’il soit un personnage, mais je n’écarte l’hypothèse d’une mise en scène volontaire. Imaginez un type qui débarquerait en Allemagne en interrogeant tout le monde sur le génocide des juifs par les allemands… Imaginez le type qui cherche vraiment à enfoncer les gens qu’il rencontre dans la partie la plus sale de leur histoire… Moi, ça m’a énervé. Profondément. J’ai eu envie de faire taire le personnage. Je ne crois pas que ce soit en crachant au visage des gens qu’on obtienne des confidences de leur part. C’est un peu trop léger comme torture.
Pour le coup, la démonstration est bien faite: les japonais sont malades de leur histoire. Ou, à stricte minima, en ont une conception tellement différente de la notre, qu’on ne peut ni s’entendre ni se comprendre. Mais « Alain » débarque avec tant de violence et une telle volonté de ne pas entendre autre chose que ce qu’il veut entendre, que ça me gêne fortement. On frise le mépris civilisationnel. Cette mise en scène est-elle volontaire? Je l’ignore, je n’arrive pas à le déterminer par la simple lecture de ce livre.

Mais donc, au delà de ce côté horripilant d’un des « personnages », ce que dévoile ce livre est vraiment matière à s’interroger.
D’abord, sur le fait que notre histoire s’écrit du point de vue américain, concernant le Japon de la seconde guerre mondiale. Le point de vue des vainqueurs, comme toujours. Mais de fait, ne nions pas nous autre un autre génocide? Ne devrait-on pas objectivement qualifier ainsi les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki? Qui a lu le manga Gen d’Hiroshima perçoit bien l’horreur de ces actes, au delà de tous les autres actes de guerre. Pourtant, ce ne furent pas les militaires qui eurent à souffrir de ces bombes. Ce sont les civils. Des meurtres de masse, volontaires et assumés. Pour ne pas avoir à sacrifier les vies de millions de jeunes américains, si l’on en croit le président Truman. Si l’on en croit le vainqueur, celui qui a intérêt à ce que l’importance de ces actes soit minorée. Les japonais se plaignent de cela, pour les moins outranciers, pour les moins révisionnistes.
Et le grand soucis, c’est justement que cette négation des violences commises contre le Japon autorise une part visiblement importante de la population japonaise (si l’on en croit l’enquête qui nous est proposée ici), à nier complètement les responsabilités japonaises dans la guerre. Au motif que puisque nous leur refusons leur statut de victimes à Hiroshima et Nagasaki, alors c’est qu’ils ne sont coupables de rien. Et la réécriture de l’histoire qui se fait au Japon est assez terrible. Elle est terrible dans sa nature, dans le fait que les massacres des armées japonaises sur les civils soient totalement niés (sinon, ils ne seraient plus victimes mais bourreaux), elle est terrible dans ce qu’elle montre du désintérêt total des japonais pour l’Histoire. Pour une Histoire qui ne soit pas nationale et donc nationaliste. Impossible pour le Japon d’embrasser un point de vue plus global sur la nature de ses actes dans le concert des nations. Les reporters réalisent des micro-trottoirs terribles, démontrant le désintérêt total des japonais pour une guerre dont ils furent largement partie prenante, pourtant. Soit ils s’en moquent, soit ils la réécrivent.
Point de vue occidental? Allez savoir… Quand le Japon a voulu dominer les autres pays asiatiques au motif d’en faire partir les colonisateurs occidentaux, qu’est-ce qui est le plus mal? Qu’est-ce qui est le plus important, finalement? L’invasion japonaise comme expression de leur racisme le plus complet à l’égard de tous leurs voisins direct? Ou le fait que les occidentaux avaient eux-mêmes envahi des pays dont ils utilisaient les populations en les maintenant dans la pauvreté pour leur propre bénéfice? Nous français sommes dans le camps des vainqueurs de la guerre, dans le camp de ceux qui se sont fait chasser par le Japon de certaines de nos colonies. Cela ne nous rend-t-il pas partiaux?

Ah, l’Histoire… Terrible matière scientifique, car les faits comptent autant que leur interprétation. Comme je viens de le dire, notre point de vue change notre perception des évènements. Alors comment nous en sortir? Comment parvenir à faire le pont avec une culture qui prend comme une violence notre utilisation de l’Histoire, et notre interprétation de notre Histoire commune?
c’est là tout l’intérêt de ce livre, ce qu’il nous donne à méditer.
Il y a des points de vue que l’on peut et que l’on doit juger sévèrement. Mais est-ce nous qui avons raison pour autant?
Et si les Etats-Unis avaient vaincu le Japon soldats contre soldats? Comment les japonais auraient-ils vécu leur défaite? Si eux-mêmes, n’avaient pas subit la pire attaque de l’Histoire de l’Humanité contre des civils?

 

Anne_Frank_au_pays_du_manga_ plancheBD_de_la_semaine_BIG_redCette semaine, on se retrouve ici-même.

23 réflexions sur “Anne Frank au pays du manga (La BD de la Semaine)

  1. Pingback: Le captivé | Les lectures de Caro

  2. « Anne Frank, la petite rescapée de la Shoah. »
    Heu… Ben non justement. Elle est morte dans les camps.

    Sinon, au niveau de la réécriture de l’Histoire par les vainqueurs, je suis plus mesuré que toi. Il faut se rappeler que le Japon est à l’autre bout du monde et ils sont donc moins au fait des horreurs de la guerre côté européen. Et inversement.

  3. C’est vraiment rigolo comme vous êtes nombreux à penser que c’est du manga alors que c’est du franco-belge. Je me demande ce qui crées cet effet.

  4. Si tu as envie de bd reportage, tu peux trouver en librairie la Revue Dessinée, qui en propose tous les trimestres.
    Sinon, essaye d’abord les ouvrages d’Emmanuel Lepage chez Futuropolis. C’est juste de magnifiques ouvrages.
    (voilà j’ai intégré ton lien.)

  5. je l’avais vu ce livre mais j’avoue que je suis sceptique… je le feuilletterais bien d’abord pour me décider.

  6. Ton point de vue est intéressant, moi aussi j’étais énervé contre Alain Lewkovicz, pour autant j’ai trouvé ce reportage passionnant.
    Déjà, parce qu’il confronte justement ce qu’il reste de la guerre dans la mémoire collective japonaise avec un point de vue occidental. Herminien Ogawa est une personne importante dans le récit en tant que traducteur et de par sa culture japonaise, il fait le pendant de Lewkovicz et vient ajuster des propos en permanence.

    Je crois que la lecture sur format papier n’est pas pertinente. D’une part la lecture numérique est fantastique, pleine de tiroirs vers des vidéos et animations, compléments d’information essentiels à ce documentaire. D’autre part elle met vraiment en valeur le dessinateur qui pour le coup a travaillé les trames à la manière japonaise et c’est très bien.

    Je te conseille vraiment d’approfondir sous la forme numérique :
    http://annefrank.arte.tv/fr/

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